Jean-François Revel, Le Figaro, 25 septembre 2000
Quel regard portez-vous aujourd'hui sur le débat intellectuel en France ?
La vie intellectuelle en France se poursuit normalement. Vous avez toujours des physiciens, des biologistes, des historiens qui font des recherches, des auteurs qui écrivent, des économistes qui s'efforcent d'analyser les grands problèmes économiques de notre temps. Mais quand on parle de débat intellectuel, le mot évoque aussitôt en France, l'intervention de facteurs idéologiques dans la discussion des idées. Les sujets sont connus : la mondialisation, le libéralisme ou l'analyse du passé totalitaire. Ils se prêtent surtout à des monologues parallèles ou des pugilats politico-idéologiques qui n'impliquent que rarement le respect scrupuleux des faits.
La disparition des idéologies fortes n'a-t-elle pas changé la donne ?
Les idéologies n'ont pas disparu, ce qui a disparu ce sont les régimes fondés sur les idéologies. Mais les idéologues sont encore très nombreux et le refus de tirer les enseignements de l'effondrement des systèmes totalitaires communiste en particulier, est le grand phénomène intellectuel de ces dix dernières années ; on a bien vu le tollé que soulèvent des livres comme le livre noir du communisme alors qu'il s'agit simplement d'une série de documents, d'informations, il n'y a même pas de thèses. Pour attaquer ce livre, on a prétendu qu'il commettait le sacrilège de comparer le communisme au nazisme. Ce qui peut parfaitement se discuter …
La logique des clans et des chapelles l'emporterait-elle toujours sur le souci de vérité ?
Oui, chez beaucoup d'intellectuels, et pas seulement en France. Vous avez, aux Etats-Unis, par exemple dans ce qu'on appelle les milieux libéraux, une façon de toujours plaider la cause des régimes communistes. Un très grand nombre des soviétologues et des sinologues américains ont presque toujours été des compagnons de route. Dans les années 70 vous ne pouviez pas prononcer le nom de Simon Leys sans vous faire mettre à la porte : il était entendu que la maoisme était une grande réussite ! Il y a dans cette résistance à la vérité le fait que les gens qui se sont trompés sont pour la plupart en bonne santé et en pleine activité.
La mode est à la repentance pourtant …
Mais pas pour ça. La repentance, c'est pour la Saint-Barthélémy, pas pour les évènements plus récents ! Regardez Fidel Castro : Voilà un homme qui proportionnellement à la population cubaine, a fait fusiller quatre fois plus de monde que Pinochet. Or, il peut se déplacer dans le monde entier, être accueilli à bras ouvert et exhiber sa barbe couverte de sang dans les enceintes les plus respectables.
Le phénomène que j'ai étudié dans La grande parade, ce n'est pas le communisme : il y très longtemps que la critique du communisme a été faite, dès 1918 même …J'ai cherché à comprendre pourquoi, dans les régimes démocratiques, tant d'intellectuels savants et talentueux résistent aussi farouchement à la manifestation de la vérité. Loin de se repentir, ils ne veulent même pas qu'on connaisse complètement les faits.
Après un très long aveuglement, il y aurait donc maintenant un refus d'ouvrir les yeux ?
Il y a la justification de l'aveuglement. L' aveuglement n'a pas toujours été de l'aveuglement, il y avait des gens qui savaient parfaitement, mais qui avaient organisé un système très perfectionné pour refouler les informations. Toute l'histoire de l'URSS et de la Chine communiste, c'est l'histoire d'une formidable auto désinformation de l'occident.
Les intellectuels refuseraient-ils de regarder le monde tel qu'il est ?
C'est en tout cas caractéristique des intellectuels du XXème siècle qui a été le siècle des idéologies et de l'engagement. La priorité a été donné à l'adhésion à une cause malgré tout ce qu'on pouvait apprendre de défavorable sur elle. La première raison qui empoisonne les débats publics, c'est précisément le fait que trop de gens auraient à reconnaître que, pendant des dizaines d'années ils se sont trompé, ou ont sciemment trompé les autres. La deuxième a une cause plus profonde : il n'est pas du tout certains que tous les intellectuels aiment la démocratie et la liberté …
Et ça ne change pas ?
Les nouveaux intellectuels, on le voit rien qu'à lire leurs textes rêvent d'un univers dans lequel ils auraient la capacité d'organiser eux-même la circulation de l'information et d'empêcher ceux qu'ils considèrent comme nocifs d'exister ou de s'exprimer. Comme ils vivent dans un contexte d'information libre, ils utilisent une méthode qui consistent, au lieu de répondre à des arguments par des arguments, à dénigrer les personnes, à dire que si vous attaquez le communisme, c'est parce que vous êtes pour le nazisme, etc. Tous ces procédés sont devenus une seconde nature dans l'intelligentsia française.
Vous voulez dire qu'on excommunie d'abord et qu'on débat ensuite entre gens du même avis ?
On ne débat pas beaucoup, en réalité. Je suis convaincu que le nazisme a été une chose épouvantable. Je l'ai combattu comme j'ai pu dans ma jeunesse. Mais l'invocation incessante d'un danger nazi qui, objectivement, a disparu, sert de paravent pour empêcher la mise en cause du communisme. Il n'y a pas d'intellectuels important qui défende le nazisme, mais on le reproche à certains avec une malhonnêteté totale. Je pense à Ernest Nolte qui relève, dans l'organisation politico-policière des régimes nazis et communistes des similitudes évidentes.
Le leader populiste Jörg Haider suscite-t-il selon vous des craintes exagérées ?
Les déclarations de Haider sont tout à fait répréhensibles. Mais, dans la pratique a-t-il fait fusiller une seule personne ? Castro, lui, en a fait fusiller des milliers. Pourquoi ce Castro est-il reçu partout comme le messie, y compris par les gens de droite, et pourquoi est-ce sur Haider qu'on concentre les attaques ? Qu'on l'ai à l'œil, d'accord, mais qu'on nous parle du retour d'Hitler, non ! Il y a là une hypertrophie bouffonne.
La monumentalisation du nazisme et du fascisme sont évidemment des outils de pure propagande destinés à falsifier le débat public comme s'il existait aujourd'hui un vrai danger. Au moment même on l'on prétend faire preuve de vigilance vis-à-vis de l'Autriche, que faisons-nous ? Nous venons d'expulser en direction de La Havane, un dissident cubain qui a été immédiatement coffré. Or, ce jeune dissident est un pur réfugié politique. Aucun doute la-dessus ! Mais Castro a une étiquette progressiste et, pour les dirigeants de la politique française, de droite ou de gauche, il y a un seul critère en politique, c'est l'antiaméricanisme. Ce qui fait que notre ministère des Affaires étrangères a fini par s'amouracher des pires canailles de la planète, à savoir Kadhafi, Saddam Hussein ou Castro, parce qu'ils sont antiaméricains !
L'abjuration serait-elle inconnue des intellectuels et des politiques ?
Il y a une abjuration dans la pratique. L'économie française, par exemple, n'a cessé d'évoluer vers toujours davantage de privatisations, de libéralisation et de mondialisation. Mais, dans la théorie, on ne cesse de les attaquer. Cette contradiction ne contribue pas à la clarté du débat public. Quels sont ceux qui ont une audience, qui ont du succès ? Ce sont des gens comme Pierre Bourdieu, Ignacio Ramonet ou Viviane Forrester pour qui l'économie libérale est ce qu'il y a de pire au monde. Pourtant, si la croissance est revenue dans l'Union européenne depuis deux ou trois ans, n'est-ce pas parce qu'on a beaucoup privatisé, libéralisé et que le commerce international s 'est développé ? Au lieu de cela, on se prostitue devant des énergumènes qui vont chahuter à Seattle. Et le nouveau héros de la pensée française, c'est M. José Bové qui démolit les restaurants supposés américains dont tous les produits, en fait, sont achetés en France.
Le succès de José Bové vous surprend-il ?
José Bové, c'est le poujadisme agraire. C'est un protectionniste. Il veut vendre à l'étranger, mais il ne veut pas que l'on achète au dehors. C'est très pratique. Malheureusement, ça n'a jamais marché. Alors, il a greffé la défense démagogique d'intérêts purement corporatistes sur le sentiment d'antiaméricanisme qui plaît tant aux élites françaises. C'est un peu triste : voici cent cinquante ans, nous avions un spécialiste des Etats-Unis qui s'appelait Alexis de Tocqueville ; aujourd'hui, il s'appelle José Bové. C'est ce qu'on appelle une décadence.
N'est-ce pas l'expression aussi, du rejet de la " pensée unique " ?
Bien sûr . Mais la pensée unique, elle est de l'autre côté. L'action va dans le sens libéral. Mais la pensée va dans le sens antilibéral. Il y a une irrationalité qui est extrêmement frappante et qui se traduit par le refus total de tenir compte des faits. Le mot ambitieux et noble de débat public est, en fait, presque trop ambitieux et noble pour désigner ce misérable hermétisme intellectuel devant l'information la plus élémentaire.
N'y aurait-il en France que des intellectuels aveugles et des politiques lâches et clientélistes ?
C'est un peu ça. D'abord les deux mondes se complètent beaucoup. Vous avez beaucoup d'intellectuels parmi les politiques et vous avez beaucoup d'intellectuels qui font de la politique. Je prends un exemple précis, celui des grèves de décembre 1995 des services publics et de la fonction publique. Le rôle du président de la République qui, à ce moment là, a été fabuleusement absent, aurait dû être d'expliquer, de prendre l'opinion à témoin. C'est cela la démocratie. Au lieu de cal, les sociologues ont inventé cette formule charmante de " grève par procuration ", qu'est-ce qu'une " grève par procuration " ? Ce sont les grévistes qui sont acclamés par ceux qui vont devoir payer avec leurs impôts les nouveaux avantages que ces grévistes vont obtenir. C'est un peu comme le cocu magnifique de Crommelynck. Les cocus applaudissent les types qui sont en train de les rouler. Là non plus ce n'est pas un très bon point pour le débat public français.
Lors des récents blocages routiers, on a vu que les Français se disaient volontiers solidaires …
Dans ce cas particulier, il se dise " je suis contre l'augmentation de l'essence donc je soutient ceux qui protestent. " Ce qu'ils ne voient pas, c'est que ceux qui ont protesté ont déjà des privilèges, des ristournes sur le gazole et qu'ils en veulent davantage. Ils ne voient pas que les routiers -vu les détériorations de l'infrastructure routière dues aux poids lourds - ne paient pas ce qu'ils coûtent en termes de péages, d'impôts, de taxes à l'essieu, etc. Mais ça, qui l'explique au bon peuple ?
Qu'est-ce que vous pensez des polémiques sur la Corse ?
Là encore, l'irrationalité caractérise toute cette affaire. Vous avez des démocraties en Europe qui fonctionnent fort bien et qui sont des monarchies : la Suède, la Norvège, le Danemark, la Hollande, la Grande-Bretagne ou l'Espagne. Le Chili de Pinochet, c'est une République, et l'Union soviétique, c'était l'Union des Républiques socialistes soviétiques… Donc, le mot République n'a pas de sens rigoureux en politique. Ce qui compte, c'est la démocratie. En Corse, je crois qu'une certaine régionalisation est inéluctable et saine à bien des égards. Mais le problème, c'est que les Corses veulent à la fois qu'on développe les pouvoirs régionaux de leur île et continuer à être entretenus par les subventions du continent.
Que faire ?
Prenez le cas de l'Espagne : la régionalisation est très poussée en Catalogne où elle se passe très bien parce quez les Catalans sont des gens rationnels. Au Pays basque, en revanche, ça se passe très mal parce que les Basques sont irrationnels. Une minorité d'extrémistes continuent à assassiner. On ne voit pas très bien, pourtant, ce qu'on pourrait leur donner de plus : ils ont tout, sauf l'indépendance totale. On pourrait la leur donner. Mais il y a eu presque vingt-cinq consultations électorales depuis 1978 au Pays basque et le parti qui est l'aile politique émergée de l'ETA n'a jamais obtenu plus de 17% des voix… En Corse, c'est la même chose : une minorité intimide les autres.
La France mérite-t-elle encore sa réputation de place forte du débat public ou intellectuel ?
Je dirai que ça dépend de nous. Tant que nous porterons aux nues des génies comme José Bové, il faudra vraiment se poser des questions ! Il y a trois volets dans le problème du débat public : le comportement des élites intellectuelles, universitaires et journalistiques qui continuent à se tortiller pour éluder le véritable bilan du XXème siècle ; le comportement de la classe politique qui n'ose pas poser face à l'opinion publique les vrais problèmes ; enfin, la montée de certains démagogues extrêmement rudimentaires…
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